J’admire vraiment la Bible. Bien que n’étant plus le fervent croyant que je fus dans ma jeunesse, j’ai appris, avec le temps, à voir cet impressionnant ouvrage non plus comme révélateur de la sagesse de Dieu (je laisse cela aux religieux), mais plutôt comme la manifestation de la sagesse pédagogique des humains qui, en diverses époques, en forgèrent la matrice philosophique. La Bible comporte, en certains de ses passages, des sections hautement humanistes sur lesquelles il convient de s’arrêter un moment, même quand on n’est pas Chrétien, même quand on n’est pas croyant, même quand, comme moi, on n’est pas religieux.
En voici quelques-uns :
(MATTHIEU 7:9-12) : « Lequel de vous donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ? Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent. Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes ».
(MARC 12 :28-31) : « Un des scribes, qui les avait entendus discuter, sachant que Jésus avait bien répondu aux sadducéens, s’approcha, et lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ? Jésus répondit : Voici le premier : Écoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est l’unique Seigneur ; et : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là ».
(ÉSAÏE 1:17-18) : « Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, protégez l’opprimé; faites droit à l’orphelin, défendez la veuve.… ».
(LÉVITIQUE 19:18) : « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Bien que je ne me fusse plus senti Chrétien croyant depuis très longtemps, ayant préféré la spiritualité aux dogmes, je dois avouer que ces passages m’ont toujours frappé par les profonds humanismes qu’ils proclament. A ce titre, je fais partie, je crois, de la catégorie des humanistes qui abhorrent les injustices, d’où qu’elles viennent. Car, après tout, l’humanisme c’est aussi, je crois, la capacité empathique de ressentir les souffrances des autres, de s’imaginer soi-même dans ces souffrances et se demander, par la suite, ce que l’on ferait si l’on se retrouvait à la place de l’autre, à la place de celui qui souffre. L’humanisme, donc, c’est le principe par lequel on s’active à ne jamais souhaiter pour les autres ce que l’on ne voudrait jamais pour soi-même. C’est à ce niveau que les passages bibliques ci-dessus prennent tout leur sens.
Et je m’imagine alors ce que je ferais si j’avais encore été ce Chrétien croyant qui irait chaque dimanche à l’église et qui, sitôt après avoir entendu de son prêtre les paroles de Mathieu, Marc et Ésaïe ci-dessus, se retrouverait, l’après-midi, bière à la main, encourageant sans retenue, mais aussi avec une certaine dose de cruauté, le génocide impérialiste et destructionniste de Vladimir Poutine en Ukraine.
Quand je vois les Ukrainiens quitter leur pays, maintenant par millions (plus de 3 millions en date du 16 mars), et l’Ukraine se vider de ses populations — l’on parle déjà d’un pays vidé de près de 6-8% de sa population en seulement 21 jours, sans compter les millions de déplacés internes qui se retrouvent affamés, sans chauffage et sans subsistance en plein hiver — j’essaie parfois de m’imaginer ce que je ferais si j’avais été à leur place, les souffrances que j’aurais eu à traverser, les vies que j’aurais eu à perdre au sein de ma famille et, au final, pour les survivants, le déracinement et, peut-être aussi, l’exil sans retour qui aurait demandé qu’ils recommençassent ailleurs, à zéro, toute une vie.
Tout cela parce que, en Russie, un homme, pour son égo, aura décidé, pour des raisons sécuritaires d’un autre temps, de s’octroyer le droit de déterminer pour un autre pays ce que ce pays a le droit de faire ou de ne pas faire.
Quand je vois les bombes, les morts, les immeubles en feu, j’essaie de m’imaginer ce que je ferais si c’était le Gabon qui subissait ainsi le bombardement d’un autre pays, un autre pays qui aurait décidé, de par l’égo de son dictateur, de conduire une guerre d’égo contre mon pays, de priver mon pays tant de son autodétermination que de sa souveraineté.
J’essaie alors de m’imaginer si ce pays attaquant le Gabon était la France. J’essaie de m’imaginer que ce leader avec l’égo démesuré fût, par exemple, un Emmanuel Macron décidant, comme ça, de rétablir la France dans toute sa grandeur impérialiste en reconquérant les terres africaines que jadis la France considéra et considère encore comme sa « chasse gardée ». J’essaie d’imaginer cela dans un contexte où, par exemple, la Chine aurait pris tellement d’ampleur dans mon pays qu’elle en contrôlerait désormais les finalités et les conditionnalités tant économiques que politiques. Et j’essaie de m’imaginer que ce fût de décision purement souveraine et autodéterminée que le Gabon aurait ainsi ouvert ses portes à la Chine, et la France s’y serait opposée en décidant, tout simplement, de réenvahir militairement le Gabon en vue d’y installer un régime docile.
J’essaie même également de me projeter dans le passé pour me remémorer le Gabon de 1964, ce Gabon où la France du Général de Gaulle décida d’envoyer sur Libreville des escadrons de soldats venus de Dakar et de Brazzaville, dans le seul but de remettre manu militari Léon Mba au pouvoir. Et j’essaie de me dire que, en fait, ce jour-là, le Gabon eut bel et bien sa propre dose d’invasion militaire française dont le but fut, assurément, d’installer au pouvoir au Gabon un homme-marionnette à même de servir, docilement, les intérêts de la France, Omar Bongo ne devenant, par la suite, que le prolongement de cette hégémonie française qui fait que le Gabon soit devenu, de par ce seul acte, ce jour-là, un pays occupé. J’essaie alors de me demander si, étant le Chrétien que je fus, j’aurais applaudi et encouragé cela, parce que, après tout, le raisonnement pro-russe actuel voudrait que le Gabon étant devenu terre coloniale française de par son histoire, la France, par l’effet de ce cordon ombilical historique, ait tous les droits de garder la mainmise absolue sur cette ancienne colonie!
Et alors je me demande : Tomberais-je à genoux d’admiration pour « l’homme fort » que serait ainsi devenu un Emmanuel Macron décidant de défaire la décision souveraine du Gabon, décision par laquelle mon pays aurait choisi, par exemple, de s’ouvrir, librement, à la Chine ? L’encouragerais-je, Emmanuel Macron ? Trouverais-je Macron admirable ? Considérerais-je les morts gabonaises par bombardement acceptables parce que, comme la Russie en Ukraine, la France se serait elle aussi sentie le droit d’envahir le Gabon, aux fins de sauvegarder ses intérêts géostratégiques de plus en plus menacés par une Chine de plus en plus intrusive ? Et trouverais-je alors justifié que la France, pour sauvegarder son aura de puissance néocoloniale, revînt simplement reconquérir militairement ses anciennes colonies pour mettre un terme définitif aux velléités d’autodétermination des peuples vivant sur « ses » terres africaines ?
Demain sera véritablement un jour nouveau et j’espère sincèrement que nous fêterons ces nouveaux bains de sang qui auront donné le droit, à tous ceux qui s’en sentiront l’envie, d’envahir leur voisin ou tel autre pays lointain, simplement parce qu’ils le peuvent et personne n’a le droit de les en empêcher. Et pourquoi les en empêcher, après tout ? Les Russes ne l’avaient-ils pas fait en février-mars 2022 ? Et avant eux, les Américains, les Français, les Anglais et, plus tôt même encore, les Pharaons, les Assyriens, les Romains, les Vikings, les Arabes, les Mongols, et j’en passe ? Oui, pourquoi pas eux puisqu’il suffira désormais de remonter l’histoire pour trouver les précédents historiques qui permettraient, par exemple, que les Chinois viennent eux aussi en Afrique soumettre les Noirs à une nouvelle traite négrière ou à de nouvelles formes d’esclavagisme, comme on peut déjà le voir ici et là avec les employés noirs que les Chinois fouettent et maltraitent en toute impunité, avec la complicité et sous les yeux vaincus des autorités des pays dans lesquels les Chinois ont « investi » leurs stratégies extractives ! Où serait le problème ? Ils en auraient absolument le droit puisque les Européens l’ont fait avant eux. Pourquoi donc se scandaliser pour si peu là où, jadis, d’autres firent le commerce du nègre ? A chaque impérialiste son tour !
Oui, dans ce monde nouveau que nous acclamons, et appelons de toutes nos émotions, nous serons capables de justifier sans sourciller les inhumanités d’aujourd’hui par les inhumanités d’hier. Et quand, comme en Ukraine, d’autres Africains, ailleurs sous d’autres cieux, deviendront les victimes collatérales des impérialismes guerriers qui, ici et là, auront déclenché le type de racisme discriminatif que l’on a vu martyriser les Africains en Ukraine, nous applaudirons. Après tout, ce sera sans doute de bonne guerre. Les intérêts égocentrés des impérialistes doivent primer sur tout le reste !
Il est dommage que ce soit ce monde de l’obscurantisme et de la barbarie que nous voulions laisser à nos enfants. Personnellement, je m’y refuse. Mon humanisme est celui qui, par principe, proclame de manière absolutiste le droit des peuples à décider, en toute autonomie, de leurs propres destinées. Ce droit inclut les principes d’autodétermination et de souveraineté qui commandent que chaque peuple puisse jouir, en toute liberté, du droit de décider d’entrer dans les partenariats de son choix, sans qu’aucune autre nation, pour des raisons fantaisistes, ne se décide à prendre en otage cette autodétermination.
En tant qu’Africains colonisés et, ensuite néocolonisés par la France, la Grande Bretagne et d’autres, nous devrions être les derniers à applaudir quand un autre peuple, à l’instar du peuple ukrainien, subit la guerre et l’invasion parce qu’il aura, fièrement, refusé d’inféoder sa souveraine autodétermination à l’égo d’un autocrate soufrant de folie des grandeurs. Bien au contraire, nous devrions, si nous avions été cohérents avec nos historiques de peuples opprimés, esclavagisés et par la suite exploités et dominés jusque dans nos factices indépendances, admirer le courage des Ukrainiens et, comme eux, nous organiser pour résister, par tous les moyens, à toutes les formes d’impérialismes et de dictats qui voudraient nous maintenir à genoux.
Mais, pour cela, nous n’avons pas besoin de remplacer un impérialiste par un autre. Tout ce que cela demande, c’est la capacité de s’organiser par soi-même et, surtout, la capacité de croire en soi-même et comprendre que la domination de l’Afrique n’est possible aujourd’hui que parce que, justement, notre première réaction, à chacun de nos défis et à chacune de nos rencontres avec le monde, a toujours été d’aller rechercher, avant même que de livrer bataille, la tutelle d’un nouveau maître qui viendrait chasser le premier à notre place pour, par la suite, s’installer à la place de l’autre et répéter, sous une autre forme, les mêmes schèmes de domination. Nous avons ainsi eu tendance à prolonger indéfiniment nos agonies parce que, en tant qu’anciens esclaves, nous avons accepté l’idée selon laquelle nous ne pouvons rien par nous-mêmes sans l’autorisation, la bénédiction ou la protection préalable d’un autre maître blanc. Hier ce maître blanc était occidental, demain ce sera un maître oriental, blanc ou jaune, que nous aurons nous-mêmes été chercher pour le proclamer sauveur ou libérateur, de par nos propres volontés vaincues.
L’enseignement tiré du récit du Mathieu de la Bible reste donc d’actualité, surtout pour nous Africains, qui avons tant subi. Mathieu, encore une fois, dit : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux … ».
Si Mathieu avait parlé le français d’aujourd’hui, ses paroles seraient, pour nous, en plus clair, les suivantes : « Ne souhaitez jamais aux autres, pour quelque raison que ce soit, les meurtrissures de la guerre, de l’invasion et de la domination impérialiste, sauf si vous êtes prêts à accepter que vous soit fait ce que vous acceptez que soit fait aux autres ».
Pr Daniel Mengara
Président, Bongo Doit Partir-Modwoam
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